22.09.2025

Fête patronale de la Saint Maurice 2025

« Ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau. Ils sont devant le trône de Dieu, et le servent, jour et nuit, dans son sanctuaire. » (Ap 7, 14-15)

 

Mesdames et Messieurs, chers confrères, chers frères et sœurs,

Ces paroles de l’Apocalypse de saint Jean nous révèlent les Martyrs que nous célébrons, le primicier Maurice et ses Compagnons. Ils ont versé leur sang pour le Christ, pour la liberté de la foi, pour le juste fondement du bien commun de toute société, que leur profession de soldat faisait défendre. Nous les vénérons, nous les louons, nous voulons non seulement les admirer, mais aussi suivre leurs pas dans le monde, comme tout à l’heure – si Dieu le veut ! – dans la procession qui accompagne leurs reliques au milieu de la cité.

Eux pourtant, dont nous connaissons en partie l’origine, la vie, le service qu’ils voulaient rendre à Dieu et aux hommes, la foi qui les animait, au fond qui sont-ils, que veulent-ils nous dire ici et maintenant ?

Car nos Martyrs, c’est justement ce que dit l’Apocalypse, s’ils ont versé leur sang au cœur de l’épreuve, c’est pour laver leur robe dans le sang d’un autre, c’est pour recevoir du véritable empereur, du seul « Roi des rois et Seigneur des seigneurs » (Ap 19, 16), la robe du festin des noces éternelles.

Ils ont réalisé que la véritable royauté, la véritable puissance qui touche et transforme le monde, est celle de cet Agneau, vainqueur par son immolation dans la vérité et dans l’amour. En étant appelés à le servir à jamais dans son sanctuaire céleste, qui est la communion éternelle des saints à la vie divine, ils nous invitent à entrer nous aussi dès maintenant dans ce même service.

Car les Martyrs ne sont que signes et témoins d’un autre, nous révèlent un autre. Si nous entourons d’honneur et de beauté leurs restes, humbles et sacrés, c’est parce qu’ils ont voulu disparaître pour laisser totalement place à cet autre qui les habitait, qui les avait conquis.

C’est cela, frères et sœurs, qui est beau, noble, grand. C’est à cela que la foi et l’amour nous appellent tous, dans chacune de nos vocations, responsabilités, missions, de la plus cachée à la plus visible. Non pas nous montrer, mais montrer un autre, être unis par un autre, marcher ensemble derrière un autre qui est plus grand, celui qui « conduit aux sources des eaux de la vie » (Ap 7, 17).

Au lendemain de son élection au Siège de Pierre en mai dernier, le Saint-Père Léon nous indiquait cette double exigence de don de soi dans le service et d’humilité, d’effacement. Il évoquait le grand saint Ignace d’Antioche, marchant volontairement au-devant de son martyre et écrivant aux chrétiens de Rome : « Alors je serai vraiment disciple de Jésus-Christ, quand le monde ne verra plus mon corps » (Lettre aux Romains, IV, 1). Et le pape commentait : « Il faisait référence au fait d'être dévoré par les bêtes sauvages dans le cirque, mais ses paroles renvoient de manière plus générale à un engagement inconditionnel pour quiconque exerce un ministère d'autorité dans l'Église : disparaître pour que le Christ demeure, se faire petit pour qu'Il soit connu et glorifié (cf. Jn 3, 30), se dépenser jusqu'au bout pour que personne ne manque l'occasion de Le connaître et de L'aimer » (Homélie de la messe à la chapelle sixtine, 9 mai 2025).

 Telle est la mission, chers frères et sœurs, pour laquelle le Christ nous envoie par son Évangile : « Quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, moi aussi je me déclarerai pour lui devant mon Père qui est aux cieux » (Mt 10, 32). Voilà le paradoxe ! Il nous faut être témoins d’un autre, désirer disparaître pour le montrer, mais tout en nous exposant pour cela devant les hommes. Cela n’est pas si aisé ! Car qui sommes-nous, nous qui voulons bien dire en qui nous croyons, mais nous savons toujours insuffisants à le traduire jamais assez en actes ?

Notre Père saint Augustin, devant un jour rendre compte devant les fidèles de sa vie commune fraternelle avec ses prêtres dans la maison épiscopale d’Hippone, commence par dire ce qui le motive et livre le fond de son cœur : 

« Nous vivons ici avec vous et pour vous, et tous nos désirs, tous nos vœux sont de vivre éternellement avec vous auprès de Jésus-Christ. Je crois que notre vie est tout entière à découvert sous vos yeux, et il nous est peut-être permis de dire avec l’Apôtre, tout inférieurs que nous lui soyons : ‘Soyez mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-Christ’ (1 Co 11, 1). » (Sermon 355)

Dans la lignée de ces convertis qui ne cachent pas par où ils sont passés, un saint Paul, un saint Augustin, le Saint-Père Léon invitait spécialement les prêtres, à avoir des vies « connues » et « lisibles » afin de pouvoir « se tenir devant le Peuple de Dieu avec un témoignage crédible ». Ce qu’il ajoute vaut pour chacun de nous : « Nous ne sommes pas encore parfaits, mais il nous faut être crédibles », et il en tire cette conséquence : « Ensemble, alors, nous reconstruirons la crédibilité d’une Église blessée, envoyée à une humanité blessée, au sein d’une création blessée. » (Homélie des ordinations sacerdotales, 3 mai 2025)

 Chers frères et sœurs, nous avons cette année la chance de célébrer le Jubilé de l’espérance. Nous qui sommes si prompts à compter sur nous-mêmes et en même temps si inquiets de croire n’avoir que nous-mêmes, avons-nous pris la mesure de cette grâce, de ce don, de cet encouragement ?

L’espérance théologale qui « ne déçoit pas », car elle n’est pas fondée en premier lieu sur nos propres forces, mais sur les promesses du Père fidèle à ses enfants et sur son amour « répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous est donné » (Rm 5, 5). L’étonnante « petite fille espérance » que magnifiait Charles Péguy, qu’il faut savoir découvrir et suivre, elle qui entraîne et porte, malgré les apparences, « ses grandes sœurs », la foi et la charité ; l’espérance, dit Péguy, qui « voit ce qui n'est pas encore et qui sera », et qui « aime ce qui n'est pas encore et qui sera », l’espérance « qui traversera les mondes révolus » (Le porche du mystère de la deuxième vertu, 1912).

L’espérance dont nous avons un besoin vital pour nous orienter au milieu de tant de guerres inutiles, de secousses du monde et de nos sociétés, ainsi que du corps affaibli de l’Église, au milieu du monde et dans le monde, sans être du monde.

Vous connaissez aussi peut-être les mots incisifs de Georges Bernanos, cet écrivain vibrant à la grâce : « L'espérance est une vertu, une détermination héroïque de l'âme. Sa plus haute forme est le désespoir surmonté. On ne va jusqu'à l'espérance qu'à travers la vérité, au prix de grands efforts et d'une longue patience… L'espérance est un risque à courir. Elle est la plus grande et la plus difficile victoire qu'un homme puisse remporter sur son âme. » (La liberté pour quoi faire ?, 1953)

De nos Martyrs, Maurice et ses Compagnons, frères d’armes jusque dans les combats de l’Esprit, l’Écriture nous livre le secret : c’est parce que « l’espérance de l’immortalité les comblait », qu’alors « aucun tourment n’a de prise sur eux » et qu’ils « sont dans la paix » ; que « Dieu les a trouvés dignes de lui », qu’il « les accueille », et qu’au « temps de sa visite, ils resplendiront ». (Cf. Sg 3, 1-9)

 Pour eux, les Martyrs de la Légion thébaine, comme pour nous, l’espérance est élan de l’âme non pour attendre passivement, mais pour marcher vers la lumière, au-delà des interrogations, des craintes, des nuits ; elle nous fortifie de l’intérieur de nous-mêmes pour nous permettre de répondre à une invitation secrète, à une joie distillée au cœur et à l’esprit, plus puissante que toutes les difficultés.

À chacun de nous, chers frères et sœurs, dans chacune de nos familles humaines et spirituelles, est lancé, par la voix silencieuse et invincible de nos saints Martyrs, cet appel qu’a fait résonner le psalmiste : « J’en suis sûr, je verrai les bontés du Seigneur sur la terre des vivants. ‘Espère le Seigneur, sois fort et prends courage ; espère le Seigneur !’ » (Ps 26, 13-14)

Mgr Hugues Paulze d'Ivoy, Abbé Primat de la Confédération des chanoines réguliers de S. Augustin